En Colombie, les migrantes vénézuéliennes contraintes de se prostituer

En Colombie, les migrantes vénézuéliennes contraintes de se prostituer

9 juillet 2021 Non Par Fatou Kane

Elles ont fui la misère et le chômage dans l’espoir d’une vie meilleure. Mais nombre de migrantes vénézueliennes, à leur arrivée en Colombie, se retrouvent à devoir se prostituer pour survivre.

Aux abords de la place Mercedes-Abrego, dans le centre de la ville frontière de Cucuta, quatre Vénézuéliennes exhibent leurs jambes bronzées et leurs visages trop maquillés. Parmi elles, Riana. Interrogée sur les raisons qui l’ont amenée à se prostituer, elle répond par une question : « Et toi, tu choisis quoi entre faire le tapin ou voir tes gamins crever la dalle ? » Le ton est plus didactique qu’agressif.

Riana est arrivée en Colombie avec ses quatre enfants, âgés de 3 à 12 ans. « Nous avons dormi dans la rue pendant cinq jours, raconte la jeune femme de 26 ans. Je me suis promis que j’allais les tirer de là. Et je l’ai fait. Je ne vends pas mon corps, je travaille avec lui. » Comme plus de 5 millions de ses compatriotes, Riana a fui la crise sans précédent qui dévaste son pays depuis 2015. Comme beaucoup de ses congénères migrantes, elle a fait le choix du « sexe pour survivre ».

« Du sexe pour survivre » : psychologue dans une association locale qui travaille avec la population vulnérable, Orfa Mora récuse cette expression qui, « en laissant entendre que les femmes ont librement choisi de se prostituer pour survivre, masque la réalité de la traite d’êtres humains et les violences que ces femmes subissent ».

Sous l’emprise d’un proxénète ou d’un réseau

Alejandra Vera a 33 ans et a monté l’association Femme, dénonce et bouge-toi. Elle est d’accord avec Orfa Mora : « Même les femmes qui disent avoir opté pour la prostitution librement finissent sous l’emprise d’un proxénète ou d’un réseau. Mais elles refusent de se voir comme des victimes. » Pire, à ses yeux, nombre de migrantes travailleuses sexuelles expriment de la satisfaction – « je vis mieux depuis que je me prostitue », disent certaines – et même expriment de la reconnaissance à l’homme ou à la femme qui les a tirées du désespoir. Partisane de la prohibition absolue de la prostitution, Alejandra Veja voudrait voir en prison tous les proxénètes et tous les clients.

« Les Vénézuéliennes ont fait chuter les prix de la passe. Elles se vendent pour trois sous », commente, égrillard, un chauffeur de taxi, avant de s’en prendre « à tous ces migrants qui piquent le travail des Colombiens ». Le tarif pour vingt minutes de sexe commence à 5 000 pesos, un peu plus d’un euro. « Le tarif n’a rien à voir avec la nationalité, s’indigne Emily, une prostituée colombienne. Il n’y a pas de sexe bon marché, il y a des hommes qui profitent du malheur des femmes. »

« La fermeture de la frontière a aggravé la vulnérabilité des migrantes et des migrants », reconnaît Pilar Sanabria

Le danger pour les migrantes commence dès le passage de la frontière, que la majorité passe à hauteur de la ville de Cucuta. Depuis le début de la pandémie, les ponts et postes-frontières officiels sont fermés. Des dizaines de sentiers permettent de passer d’un pays à l’autre. Ils sont contrôlés par des groupes armés. « La fermeture de la frontière a aggravé la vulnérabilité des migrantes et des migrants », reconnaît Pilar Sanabria, fonctionnaire à la préfecture départementale. En 2020, les organisations locales ont documenté quinze cas de femmes violées par les passeurs, parfois devant leurs enfants.

« Depuis le début de l’année, le nombre de cas a été multiplié par trois », affirme Orfa Mora ; et personne ne doute que ce chiffre est très largement sous-estimé. « Les femmes qui passent la frontière clandestinement ne dénoncent pas les violences dont elles sont victimes. Parce qu’elles sont en situation illégale, elles se sentent responsables de ce qui leur est arrivé, explique une fonctionnaire onusienne. Des deux côtés de la frontière, l’action des militaires et des policiers, qui rançonnent à l’occasion eux aussi les migrants et violentent femmes et les adolescentes, ne pousse pas à la confiance dans les institutions. »

D’un pays ruiné à un pays pauvre

Les autorités estiment que quatre cents Vénézueliens passent clandestinement la frontière tous les jours depuis le début de l’année, soit 12 000 par mois. Ils fuient un pays ruiné pour venir dans un pays pauvre et inégalitaire, aux institutions fragiles. La ville de Cucuta enregistre en effet un taux record de chômage (20,1 %) et 71 % de la population active travaille dans le secteur informel, sans la moindre protection sociale.« Il m’a demandé de lui envoyer des photos de moi, nue. J’ai cru que ce serait facile », raconte Tais

Tais, elle, a traversé la frontière en connaissance de cause, avec une promesse de travail dans un night-club. « Une copine a parlé de moi à son boss. Il m’a demandé de lui envoyer des photos de moi, nue. J’ai cru que ce serait facile, raconte Tais. Mais je vais te dire : le premier soir, tu pleures. Le deuxième, le troisième, le quatrième, tu pleures aussi. Et le dixième, tu pleures encore. » Le bar a fermé, pour cause de pandémie. Tais s’est retrouvée dans la rue. Elle envoie « religieusement » la moitié de ce qu’elle gagne à sa mère.

La pandémie a en effet précarisé la situation des Vénézueliennes installées à Cucuta et élargi le marché du sexe. Les « maisons webcams » pullulent désormais dans les avenues ombragées de la ville. « Les images filmées ici sont consommées aux Etats-Unis, en Asie ou en Europe », explique Fernando Garlin, doctorant en ethnologie. Selon les témoignages recueillis, il estime qu’il pourrait y avoir aujourd’hui à Cucuta entre huit cents et mille de ces « maisons », dans une ville qui compte 800 000 habitants.

Un phénomène en plein essor

Les autorités reconnaissent que le phénomène est en plein essor, mais elles ne disposent ni de chiffres ni de diagnostic précis. « Nous allons y procéder cette année, grâce aux fonds de la coopération américaine »,confirme Fernando Garlin. Toutes les organisations locales dénoncent l’absence d’une politique publique « genrée », pour protéger les femmes – cisgenre et trans – et faire face au développement de la prostitution sous toutes ses formes.

Sur une colline pelée des environs de Cucuta, le quartier Alfonso-Gomez accueille de manière importante migrants vénézuéliens et déplacés colombiens. Edinira, qui était vendeuse à Caracas, y vit dans un taudis fait de tôle et de plastique, avec ses quatre filles. L’aînée, qui venait de fêter ses 15 ans, a fugué il y a deux mois avec une amie et un voisin de son âge. Edinira n’a pas prévenu la police. « A quoi bon ? », soupire-t-elle. Sa fille est venue en coup de vent la semaine dernière avec des habits neufs et un sac plein de provisions. Edinira a accepté les provisions sans rien demander. « A quoi bon ? »

« Les images d’adolescentes entre 11 et 16 ans sont les plus demandées, s’indigne Alejandra Vera. Masturbation, fellation, sodomie, partouze… le client choisit. « Les filles et les femmes qui travaillent dans les “maisons webcams” se sentent plus en sûreté que dans la rue. La caméra leur évite le contact physique avec les clients et les protège de la violence, explique Orfa Mora. Mais j’ai vu arriver des adolescentes à l’anus détruit. »

Les filles se chargent aussi de recruter des garçons. « Dans les “maisons webcams” que j’ai pu visiter, il y avait autant de filles que de garçons, et autant de femmes que d’hommes », affirme Fernando. La prostitution n’est pas réservée qu’aux femmes. « Mais les hommes et les adolescents sont encore plus réticents que les femmes à dénoncer les abus et les violences dont ils peuvent être victimes », précise Mme Vera. Fernando a constaté que « les hommes des “maisons webcams” se définissent comme des mannequins ».

« Plus de la moitié des foyers à la charge des femmes »

Oriana Duran, 44 ans, est une leader communautaire du quartier Alfonso-Gomez. Elle se démène pour améliorer la situation de ses compatriotes. « Ici, plus de la moitié des foyers sont à la charge de femmes seules, explique-t-elle. La migration est une épreuve pour tout le monde. Les hommes ne tiennent pas le coup et partent, et l’immense majorité des femmes refuse, évidemment, de se prostituer. Je ne veux juger personne : une femme est capable de tout quand ses enfants ont faim. Mais je constate que ce ne sont pas toujours les plus démunies qui franchissent le pas. » Riches ou pauvres, cadres ou chômeuses, toutes les migrantes vénézuéliennes se plaignent de l’étiquette de « pique-maris » et de « putains » qui leur colle à la peau.

« Dans les régions rurales isolées, les Vénezueliennes sont complètement livrées à elles-mêmes », explique Iren Rojas

La ville de Cucuta n’a pas l’exclusivité de la prostitution, ni de ses drames. « Ici, l’ONU, la communauté internationale et des dizaines d’organisations locales tentent d’apporter de l’aide aux femmes migrantes, explique Irene Rojas, chercheuse universitaire. Mais dans les régions rurales isolées, notamment celle du Catatumbo, qui produit de la cocaïne, les Vénezueliennes sont complètement livrées à elles-mêmes. Elles sont recrutées – comme les hommes – pour aller travailler dans les champs de coca dans des conditions d’esclavage. Les plus jolies deviennent les maîtresses des guérilleros et des narcotrafiquants qui sévissent dans la région. »

Dans la capitale, Bogota, le quartier de tolérance de Santafé est « passé sous contrôle vénézuélien », raconte Emily. « J’ai été travailleuse sexuelle au Chili. Nous étions nombreuses, les Colombiennes, dans les bordels, poursuit la jeune femme. Partout, dans tous les pays, les migrantes sont contraintes de pratiquer le sexe pour survivre. Mon pays ne devrait pas l’oublier. »