« Ils boivent de l’eau souillée » : en Pologne, des migrants terrifiés par les renvois en Biélorussie

« Ils boivent de l’eau souillée » : en Pologne, des migrants terrifiés par les renvois en Biélorussie

16 novembre 2021 Non Par Fatou Kane

Alors que la crise se poursuit entre l’Union européenne et la Biélorussie, des centaines de migrants tentent chaque jour de franchir la frontière polonaise. En réponse, Varsovie a intensifié la militarisation de sa frontière. Pour y échapper, les migrants se terrent dans les denses forêts de la région, espérant pouvoir rejoindre l’Allemagne. Reportage.

La route n’est pas si loin. Mais dans ce coin de forêt, à l’est de la Pologne, près du village de Szymki, la végétation est si dense que tout signe de présence humaine est invisible. La nuit n’est pas encore tombée et pourtant on distingue à peine à travers les arbres les quelques silhouettes installées sur un coin de mousse.

Shirine et Jwoana* sont accompagnées par plusieurs bénévoles polonais de l’association Ocalenie. Ces deux Kurdes syriennes sont épuisées et terrifiées à l’idée que la police les trouve et les renvoie en Biélorussie.

« Nous avons passé trois jours à la frontière en Biélorussie avant d’entrer en Pologne. C’était terrible, nous n’avions rien à boire, ni manger, raconte Shirine, les traits tirés par le manque de sommeil. J’ai supplié un soldat de me donner de l’eau, il m’a dit : ‘Ne me parle pas en anglais, il n’y a pas d’eau. Pars’. Il m’a ensuite repoussée. »

Crédit : Infographie France 24
Crédit : Infographie France 24

À son départ de Syrie, il y a une dizaine de jours, la jeune femme avait des symptômes d’un début de grossesse. En traversant la frontière, elle a eu de forts saignements et des douleurs au ventre. « Je pense avoir perdu le bébé », confie-t-elle. À côté d’elle, un soignant s’inquiète et lui conseille d’aller à l’hôpital mais Shirine refuse : « Ils vont me renvoyer en Biélorussie. »

La jeune femme et son amie demandent « de la nourriture, de l’eau, des chaussettes sèches, des vêtements », pour elles ainsi que pour la dizaine d’autres personnes avec qui elles se déplacent et qui les attendent sans doute à quelques dizaines de mètres. « Nous voulons rester dans la forêt jusqu’à ce que nous trouvions un moyen d’aller en Allemagne. »

Des affaires ont été abandonnées dans les bois par des migrants. Crédit : Mehdi Chebil pour InfoMigrants
Des affaires ont été abandonnées dans les bois par des migrants. Crédit : Mehdi Chebil pour InfoMigrants

Refoulements

Inquiétante depuis le mois d’août, la situation à la frontière entre la Biélorussie et la Pologne a pris un tournant dramatique début novembre, lorsque des milliers de personnes, majoritairement originaires d’Irak et de Syrie, se sont massées en face du poste frontière polonais de Kuznica avec l’aide des autorités biélorusses.

En état d’urgence à sa frontière orientale depuis début septembre, la Pologne a renforcé la présence militaire et policière dans la région frontalière de Podlasie. Pour les exilés qui tentent depuis l’été de rejoindre l’Allemagne en traversant cette région densément boisée, les arrestations et les refoulements sont de plus en plus nombreux. Ceux qui ne sont pas arrêtés risquent leur vie en dormant dans les bois alors que l’hiver s’installe et que les températures s’approchent dangereusement des négatives.

La Pologne a légalisé les refoulements de migrants vers la Biélorussie et instauré une zone d’exclusion de 5km dans la laquelle ni les médias, ni les ONG ne sont autorisés à pénétrer.

Anna Chmielewska, de la fondation Ocalenie qui vient en aide aux migrants, le 10 novembre 2021, à Sokolka. Crédit : Mehdi Chebil pour InfoMigrants
Anna Chmielewska, de la fondation Ocalenie qui vient en aide aux migrants, le 10 novembre 2021, à Sokolka. Crédit : Mehdi Chebil pour InfoMigrants

Si la demande de protection internationale est en théorie possible dans le pays, elle est rarement respectée. « Fin octobre, nous avons vérifié nos données et nous avons découvert que près de 30 % des personnes que nous avions rencontrées et qui ont demandé l’asile [en Pologne] ont été renvoyées dans les bois », dénonce Anna Chmielewska, de la fondation Ocalenie, interrogée par InfoMigrants à Sokolka.

Ces renvois existent même pour des personnes hospitalisées à peine remises de leurs blessures. « Si une personne veut demander l’asile et se trouve dans une situation telle que nous devons appeler une ambulance, les garde-frontières viennent également. Nous essayons toujours de leur dire que cette personne est prête à demander l’asile en Pologne […] De l’hôpital, les gens sont généralement emmenés au poste des garde-frontières, puis renvoyés dans les bois », décrit Anna Chmielewska.

Plaies et fractures

Youssef, à Bialystok, le 9 novembre 2021. Crédit : Mehdi Chebil pour InfoMigrants

Seules quelques personnes sont autorisées à rester en Pologne pour prolonger leur convalescence. C’est le cas de Youssef. Ce Syrien de 37 ans a été sauvagement battu au visage par des soldats biélorusses au moment de franchir la frontière. Près de deux semaines après son agression, il a toujours la peau teintée par des hématomes jaunes et violets. Dans le blanc de ses yeux, des vaisseaux éclatés donnent une idée de la violence des coups qu’il a reçus.

À Bialystok, dans le centre où il a trouvé refuge, ce père de deux petites filles, originaire de la banlieue de Damas, se remet doucement de ses blessures et assure vouloir demander l’asile en Pologne.

Les différentes organisations bénévoles qui viennent en aide aux migrants témoignent toutes de l’état physique très inquiétant des exilés.

« Nous recevons beaucoup de témoignages de personnes qui ont été battues par les Biélorusses », affirme Anna Chmielewska. Selon elle, le phénomène tend à s’amplifier : « En août, nous ne recevions pas d’informations [à ce sujet]. Cela a commencé en septembre-octobre ».

Les personnes souffrent aussi de plaies et fractures causées par des chutes ou des coups lors du passage de la frontière, indique à InfoMigrants Małgorzata Nowosad, porte-parole de l’association Medicy na granicy (Médecins à la frontière) qui procure des soins médicaux aux exilés.

« Certaines personnes ont également été mordues par les chiens des soldats biélorusses », raconte cette chirurgienne de formation.

Pour elle, « le principal problème reste la météo car la nuit les températures peuvent descendre en dessous de 0°C ». « Certaines personnes sont aussi dans les bois depuis des jours, voire des semaines et ont donc très peu mangé. Ils boivent de l’eau souillée donc ils souffrent de diarrhées ou de vomissements », ajoute-t-elle.

« Si les personnes n’obtiennent pas d’aide, elles vont mourir »

En Pologne, les activistes et les habitants de la région frontalière de la Biélorussie redoutent les drames causés par le froid pour les migrants dans les bois humides et glacés. Officiellement, onze personnes ont déjà perdu la vie en Pologne, en tentant de rejoindre l’Allemagne. Mais le chiffre est loin de la réalité pour Małgorzata Nowosad. « Je pense que le nombre réel est bien plus élevé », assure la soignante. « Nous avons des informations sur le fait que des personnes sont mortes côté biélorusse. Si les personnes n’obtiennent pas d’aide, elles vont mourir. »

Un jeune Kurde de 14 ans est mort de froid mercredi dans le camp improvisé à la frontière entre la Biélorussie et la Pologne où survivent près de 2 000 personnes depuis plus d’une semaine.

La hausse de la présence militaire et policière force les exilés à se terrer encore plus profondément dans la forêt.

Un barrage policier à Hajnowka, dans l'est de la Pologne, le 13 novembre 2021. Crédit : Mehdi Chebil pour InfoMigrants.
Un barrage policier à Hajnowka, dans l’est de la Pologne, le 13 novembre 2021. Crédit : Mehdi Chebil pour InfoMigrants.

Mais, en Pologne, la pression augmente aussi pour les organisations et les habitants qui viennent en aide aux migrants. Ces derniers jours, les soignants de Medicy na granicy ont rapporté sur les réseaux sociaux plusieurs dégradations de véhicules de membres de l’association.

Ania* et son mari vivent en lisière de forêt, à deux pas de la limite de la zone d’exclusion. Depuis plusieurs mois, le couple porte secours aux exilés. Mais ils s’inquiètent désormais pour leur propre sécurité. Il y a quelques jours, le mari d’Ania a été intimidé et mis au sol par des hommes armés et masqués qui l’accusaient de « donner de la nourriture et des vêtements aux migrants ». « L’autre jour, avec des amis, nous avons été encerclés par des militaires dans la forêt », confie Ania.

Au cœur de la forêt, Shirine et Jwoana repartent, de lourds sacs de vêtements et de nourriture au bout des bras. « Nous ne voulons pas retourner en Biélorussie », ne cessent de répéter les deux Syriennes. Prises au piège du dictateur biélorusse Loukachenko, elles préfèrent tenter leur chance vers l’Allemagne. « Toute l’histoire n’est qu’un mensonge. On nous a dit que ça serait simple, mais tout ce que nous trouvons, c’est des mensonges. Que des mensonges », lâche Shirine avant de s’enfoncer dans les bois. Quelques minutes plus tard, les deux femmes ne sont déjà plus visibles, dans cet océan vert.