Le nord de la Serbie, à la frontière hongroise, territoire où les passeurs « contrôlent tout »

Le nord de la Serbie, à la frontière hongroise, territoire où les passeurs « contrôlent tout »

31 octobre 2022 Non Par Fatou Kane

Double clôtures, barbelés, caméras et refoulements violents : la traversée de la frontière nord de la Serbie est une des étapes les plus difficiles pour les migrants engagés sur la route des Balkans. Coincés au pied de ce mur hongrois, ils n’ont alors d’autre choix que de se tourner vers les passeurs. Dans la région, leur mainmise s’exerce partout, dans les camps informels comme à l’intérieur des centres officiels.

 Dans le nord de la Serbie.

Hachem traîne des pieds devant l’entrée principale du centre pour migrants de Sombor. Emmitouflé dans une longue doudoune noire, une capuche sur la tête qui laisse à peine deviner ses yeux, il tue le temps avec un de ses compatriotes syriens. Comme tous les jours depuis son arrivée ici, il y a un an, à l’automne 2021. Chaque année depuis 2016, cette ville du nord-ouest de la Serbie voit passer des milliers de migrants qui souhaitent gagner l’Union européenne via la frontière hongroise, à une vingtaine de kilomètres. Hachem a essayé. Des dizaines de fois. Mais jusqu’ici, impossible, pour le jeune homme, de franchir la double clôture de barbelés qui sépare la Hongrie de la Serbie.

Depuis 2017, celle-ci s’étend tout le long de la frontière entre les deux pays, sur 160 km. Entre les deux barrières, des véhicules des garde-frontières hongrois patrouillent régulièrement, à l’affût du moindre mouvement. Pour les seconder, des caméras thermiques, reliées à des écrans de contrôle, agrémentent les clôtures. En cas d’intrusion, les chances de continuer sa route en territoire hongrois sont rares. Car les refoulements, eux, sont légion.

Si je te revois, je te tue » : aux frontières nord de la Serbie, les migrants victimes d’une violence toujours plus intense

D’après le Centre de protection des demandeurs d’asile (APC), une ONG présente dans plusieurs centres de réception de migrants du pays, entre 600 et 1 000 personnes sont violemment refoulées chaque jour par les autorités hongroises depuis le printemps dernier.

« Plus de passeurs que de migrants »

Ne reste alors qu’une solution pour les migrants coincés derrière le mur hongrois : se tourner vers les passeurs. « Depuis l’année dernière, c’est impossible de traverser la frontière seul. C’est devenu beaucoup trop compliqué, donc personne ne traverse sans payer. Ici, les passeurs contrôlent tout », affirme Betty Wang, de l’ONG Collective Aid. D’après la militante, dans les centres officiels comme dans les camps informels « opèrent beaucoup de ‘petites mains’ » : des migrants qui n’ont pas l’argent nécessaire à la traversée, et qui, en participant à ce trafic, se paye un futur passage.

Dans le centre de Sombor, où survivent actuellement près de 800 exilés pour une capacité de 120 places, « il y a souvent plus de passeurs que de migrants », confirme Waël*, arrivé un mois plus tôt. Le frêle jeune homme syrien de 22 ans, qui a quitté son pays après son bac pour la Turquie, est l’un d’entre eux. Sa mission ? Accompagner les exilés le long de la frontière hongroise, et trouver un passage discret et moins surveillé. Et ce, à l’aide d’un GPS et d’indications délivrées par une tierce personne.

« Mon passage de la Turquie vers la Bulgarie m’a coûté cher. Depuis mon arrivé ici, je n’ai plus d’argent. Je dois même une certaine somme à des personnes qui m’ont aidé à traverser, confie-t-il devant une petite échoppe à l’extérieur du centre. Faire passer des personnes en Hongrie, ce n’est pas très lucratif, car on doit partager l’argent entre tous les passeurs. Mais ça me permettra, un jour, de continuer ma route ».

Une fois que Waël aura remboursé ses dettes, et accumulé suffisamment d’économies pour quitter la Serbie, il souhaite gagner l’Autriche, où vit son frère.

Une partie de la frontière hongroise, au nord de la Serbie. Crédit : InfoMigrants
Une partie de la frontière hongroise, au nord de la Serbie. Crédit : InfoMigrants

« Je pense qu’on ne fait rien de mal, se défend-il. Nous, à notre niveau, on aide juste des personnes à passer de l’autre côté de la frontière. » D’autres maillons de la chaîne peuvent aussi fournir des échelles – sans lesquelles il est désormais très compliqué d’escalader la clôture – et organiser les transferts en taxi depuis les centres de réception vers les zones frontalières.

Devant le centre de Sombor, d’ailleurs, un ballet ininterrompu de taxis est visible, même en pleine journée. La route est beaucoup trop étroite pour accueillir tous ceux qui se pressent devant l’entrée principale. Une longue file de voitures se forme à l’orée d’un petit bois. Celles-ci ne patientent que quelques secondes avant qu’un petit groupe d’exilés ne s’engouffre à l’intérieur. La même scène est visible devant le centre pour migrants de Subotica, plus à l’est.

Vingt-cinq euros pour une tente

Pour fuir la mainmise des passeurs dans les centres surpeuplés, une majorité d’exilés choisissent de s’installer loin de ces villes, dans des camps informels le long de la frontière hongroise. Mais là aussi, la difficulté du passage, et les conditions de vie désastreuses poussent les migrants à s’offrir les services des passeurs. Dans un de ces lieux de vie à Horgos, village tout près de la Hongrie, « il faut payer 25 euros pour dormir dans une tente », affirme Ahmed, un jeune Algérien de 23 ans. Lui n’en a pas les moyens. « Je dors là tous les soirs », indique-t-il, en montrant un petit terrain vague tout près du camp.

Le village serbe de Horgos se situe à la frontière hongroise. Deux camps informels y sont installés, un peu à l'écart du centre-ville. Crédit : InfoMigrants
Le village serbe de Horgos se situe à la frontière hongroise. Deux camps informels y sont installés, un peu à l’écart du centre-ville. Crédit : InfoMigrants

À Srpski Krstur, près de là, le contrôle exercé par les trafiquants est encore plus fort. Depuis un an, impossible pour les habitants du village de mettre un pied sur la petite plage du lac, en contrebas des maisons. Un camp de migrants s’y est formé. L’endroit, où vivent près de 200 personnes dans le dénuement le plus total, est constamment gardé par des vigies.

Une autre personne se charge de surveiller les allées et venues depuis le centre-ville, et une autre encore celles des migrants partis acheter quelques vivres à l’épicerie du village, à dix minutes à pied du lac. Enfin, un énième « garde » surveille les alentours non loin du camp, depuis un champ du village. « Il reste posté là, toute la journée », raconte Beka, garde-forestier, en fixant depuis sa terrasse une silhouette sombre qui apparaît au loin.

Pour Beka, la ronde de ces hommes est la conséquence directe de l’apparition de la clôture à la frontière. « Cette barrière, c’est un désastre. Alors oui, elle a stoppé les petits passeurs locaux de la région, qui profitaient des migrants. Mais en bloquant les gens ici, en les contraignant à rester, elle a fait exploser le nombre des plus gros trafiquants », peste-t-il.

« Plus on construit des murs, plus il y a de passeurs »

Le 5 octobre, la police a procédé à l’expulsion des 200 personnes installées dans le camp. Une vidéo de l’opération, diffusée sur le site du ministère de l’Intérieur, montre les forces de l’ordre en plein travail : les migrants, mains derrière la nuque, sont expulsés les uns derrière les autres. Des agents en tenue militaire fouillent dans les tentes et les vident des affaires des exilés. « Un show télé », pour Beka, qui assure que ce genre d’opérations a lieu ici « tous les mois ». « Et les gens reviennent », souffle-t-il en ingurgitant une gorgée de rakija aromatisé à l’abricot, l’alcool local.

Beka a toujours vécu dans le village de Srpski Krstur, dans le nord de la Serbie. Crédit : InfoMigrants
Beka a toujours vécu dans le village de Srpski Krstur, dans le nord de la Serbie. Crédit : InfoMigrants

Depuis plusieurs mois, le gouvernement serbe communique allègrement, à coups de petites phrases, sur la lutte engagée contre « les criminels et les racailles qui font du trafic d’êtres humains et gagnent de l’argent grâce à leur douleur et à leurs souffrances », des mots du ministre de l’Intérieur Aleksandar Vulin. En visite en Grèce le 9 octobre, ce dernier a une fois de plus fustigé « les gangs de criminels, qui depuis 2015 tirent d’énormes profits de la tragédie humaine, du trafic de personnes, d’armes et de drogue ».

Une rengaine qui prend des allures de « lutte désespérée », estime Rados Djurovic, directeur d’APC. « Tant qu’il y aura cette clôture pour empêcher les gens de passer, il y aura des trafiquants. Alors cette politique de durcissement de la frontière, à tout prix, c’est complètement contre-productif. Plus on construit des murs, plus il y a de passeurs. »

Le 9 juillet, le président hongrois Viktor Orbán avait signé un décret portant création d’unités spéciales de garde-frontières, dont l’effectif pourrait atteindre 4 000 personnes. Quelques jours plus tard, un arrêté paru au Journal officiel hongrois annonçait, lui, le réhaussement de la double clôture d’un mètre supplémentaire.