En Grèce, une justice chaotique pour contrer les arrivées de migrants

En Grèce, une justice chaotique pour contrer les arrivées de migrants

11 janvier 2023 Non Par Fatou Kane

Le procès en appel de Mohammad Hanad, un migrant somalien condamné à 142 ans de prison en 2021 pour « facilitation d’entrées illégales » en Grèce, s’est tenu, lundi, sur l’île de Lesbos. Le lendemain, 24 bénévoles et travailleurs humanitaires, eux aussi accusés d’être des passeurs, ont comparu devant le même tribunal. Symboles de la criminalisation des migrants et de ceux qui leur viennent en aide, ces procès sont aussi la preuve criante d’une justice désorganisée. Reportages.

Charlotte Oberti, envoyée spéciale à Mytilène (Grèce).

Le verdict a dû être traduit du grec vers l’anglais, puis de l’anglais vers le somali avant d’arriver aux oreilles de Mohammad Hanad, assis sur le banc des accusés dans le tribunal de Mytilène, sur l’île de Lesbos, lundi 9 janvier. À son énoncé, un murmure enthousiaste s’est répandu dans la salle d’audience et la silhouette affaissée du jeune homme s’est redressée.

En quelques heures, ce migrant somalien de 30 ans est passé de la perspective d’une vie derrière les barreaux à celle d’une libération imminente. Lors d’un procès en appel sans solennité, il a pourtant été reconnu coupable, comme en première instance, de « facilitation d’entrées illégales » sur le territoire grec pour avoir conduit une embarcation de migrants en détresse dont il était lui-même passager en mer Égée. Mais des circonstances brandies par ses avocats ont permis une drastique réduction de peine, selon un système juridique noueux.

En 2021, il avait écopé de la sentence faramineuse de 142 ans de prison (résultat d’un calcul qui prend en compte le nombre de passagers présents à bord de l’embarcation de migrants incriminée, et le multiplie par un nombre d’années d’emprisonnement) même si, dans les faits, la peine maximale de prison en Grèce est de 20 ans. Désormais, ce père de famille, venu en Europe dans l’espoir de trouver du travail et d’y faire venir par la suite sa femme et ses enfants, peut espérer « sortir bientôt », selon ses avocats, qui ont plaidé plusieurs éléments en faveur de leur client, comme son « bon comportement » et le fait qu’il soit déjà en prison depuis deux ans.

Sitôt l’annonce des juges faite, Mohammad Hanad a été emmené par la police. Il est sorti du tribunal sans un mot mais le poing levé en guise de victoire.

« Tout le monde sait qu’il est innocent »

Pour ses avocats, ce verdict paradoxal a suscité un mélange de soulagement et d’amertume. « On est très heureux (de ce verdict), mais il est encore reconnu coupable alors que tout le monde sait qu’il est innocent », a estimé le conseil Dimitris Choulis. « Mohammad n’aurait pas dû passer un seul jour en prison. Maintenant il a un casier judiciaire qui dit qu’il est un passeur. Où qu’il aille, c’est comme ça qu’il sera considéré par les autorités, cela risque de l’empêcher d’obtenir le statut de réfugié. »

Alexandros Georgoulis, l’autre avocat, a assuré que cette affaire symbolique « rendait optimiste pour les futurs cas de ce genre ». De mémoire, ce ténor du barreau, spécialiste des dossiers de criminalisation des migrants considérés comme des passeurs, dit avoir défendu plus de 50 exilés dans des situations similaires. La Grèce, l’une des premières portes d’entrée dans l’Union européenne, entend dissuader les éventuels candidats à l’exil par une justice expéditive. « Le simple fait de toucher la barre d’un bateau de migrants justifie d’être qualifié de passeur par la justice grecque », explique Alexandros Georgoulis. « Tous sont reconnus coupables. »

Mohammad Hanad, flottant dans des vêtements trop grands, a encore clamé son innocence lundi. « Je n’ai ni l’argent, ni les connaissances pour avoir un bateau et être un passeur », a-t-il assuré à la barre. S’il a bien conduit l’embarcation avec 36 personnes à bord, le 2 décembre 2020, c’est d’abord parce qu’il y a été contraint par l’homme qui a organisé leur départ depuis les côtes turques, a-t-il dit. « Il m’a menacé avec un couteau et m’a forcé à conduire le bateau. » Cet homme a ensuite abandonné l’embarcation, en montant sur un second bateau venu le chercher en mer pour le ramener en Turquie. « Sans aucune connaissance de la navigation », Mohammad Hanad a assuré avoir « tenté de conduire » l’embarcation pendant 20 minutes dans de mauvaises conditions météorologiques. Après quoi, le moteur a lâché et l’eau s’est engouffrée dans le canot.

Les passagers terrifiés ont alors appelé les garde-côtes turcs au secours et ces derniers ont mis des heures à intervenir, selon les témoignages. Une fois sur zone, ils ont effectué des manœuvres circulaires autour de la frêle embarcation, provoquant des vagues et déséquilibrant les migrants. Ce seront finalement les garde-côtes grecs qui sauveront Mohammad Hanad et les autres, mais dans la cohue et la panique, deux femmes sont tombées à l’eau. Leurs corps sans vie ont été retrouvés plusieurs heures plus tard. « Ce que j’ai essayé de faire c’est de sauver les pauvres gens qui, comme moi, étaient sur ce bateau », s’est défendu l’accusé. « Si c’était à refaire, je ferais exactement pareil. »

« C’est le chaos, le chaos total »

Symbole de la criminalisation des migrants en Grèce, ce procès fut aussi la preuve criante d’une justice désorganisée. Dans cette salle d’audience, où l’on entre comme dans un moulin par une porte à la poignée cassée et où les policiers tentent de faire régner le silence à l’aide de « Chut ! » sonores, personne n’a semblé comprendre les règles, lundi. Les cas qui se sont succédés devant la cour étaient numérotés pour déterminer un ordre de passage, mais il est régulièrement arrivé que des dossiers en doublent d’autres. Ainsi, Mohammad Hanad, numéro 3, est passé sans raison après les cas 7 et 8.

Plus grave, le choix des interprètes, pourtant fondamental pour entendre le discours d’un Somalien ne parlant ni grec ni anglais, a été décidé à la dernière minute. Les hésitations de la cour sur le traducteur ont alors paralysé le procès. Plus tard, une altercation verbale a éclaté entre les avocats de Mohammad Hanad, mécontents du travail de l’interprète choisi au pied levé, et les juges, réticents à l’idée d’avoir recours aux personnes bilingues proposées par la défense – ce qu’ils ont toutefois fini par faire.

« C’est le chaos, le chaos total », souffle une membre de l’ONG Aegean Migrant Solidarity (AMS), qui ne préfère pas être citée. Celle-ci assiste régulièrement aux procès de migrants qui se déroulent à Mytilène mais elle indique n’avoir toujours pas déterminé leur logique.

C’est dans cette même confusion que nombre de migrants sont condamnés par des tribunaux grecs. Un peu plus de 2 000 exilés observent actuellement des peines de prison dans le pays, explique Stelios Kouloglou, député européen membre du parti d’extrême-gauche Syriza, qui fait partie des soutiens de Mohammad Hanad. « C’est la deuxième population carcérale de Grèce », ajoute-t-il, avant d’énoncer les statistiques. Durée moyenne de ces peines : 45 ans. Durée moyenne d’un procès : 28 minutes. « Il y a des vies qui sont détruites, juste comme ça. »