En Grèce, le procès « grotesque » de ceux qui aident les migrants

En Grèce, le procès « grotesque » de ceux qui aident les migrants

12 janvier 2023 Non Par Fatou Kane

Mardi, 24 humanitaires, accusés d’être des passeurs, ont comparu devant le tribunal de Mytilène, sur l’île grecque de Lesbos. La veille, le jugement en appel de Mohammad Hanad, un migrant somalien condamné à 142 ans de prison en 2021 pour « facilitation d’entrées illégales » en Grèce, s’était déjà tenu au même endroit. Symboles de la criminalisation des migrants et de ceux qui leur viennent en aide, ces procès sont aussi la preuve criante d’une justice désorganisée. Reportages.

Charlotte Oberti, envoyée spéciale à Mytilène (Grèce).

Il n’y a pas assez de place dans la salle d’audience. Certains spectateurs restent debout, le dos contre le mur. Équipé seulement d’une cinquantaine de sièges, le modeste tribunal de Mytilène, sur l’île grecque de Lesbos, n’est pas habitué à l’affluence de ce mardi 10 novembre, alors que s’ouvre un procès singulier et attendu de longue date : celui de 24 humanitaires, accusés notamment de fraude et d’espionnage en Grèce. Ils encourent jusqu’à 8 ans de prison.

Parmi eux, une personne en particulier attire l’attention ce mardi, même si elle brille par son absence : Sarah Mardini. Cette célèbre réfugiée syrienne qui vit à Berlin s’est fait connaître en 2015 pour ses exploits en mer Egée, lorsqu’elle a, avec sa nageuse olympique de sœur Yusra, aidé à amener le bateau de migrants sur lequel elle se trouvait jusqu’à Lesbos, en nageant à côté, sauvant ainsi les passagers. Celle dont le parcours a inspiré le film Les Nageuses était revenue en 2016 sur l’île, cette fois-ci non plus en tant que migrante, mais comme sauveteuse bénévole au sein d’une organisation récemment créée, Emergency Response Center International (ERCI). À l’été 2018, elle a été arrêtée pour ses activités au sein de cette ONG, emprisonnée durant 106 jours puis libérée sous caution. Depuis, elle attend, comme les autres, la tenue du procès.

« Sarah est très stressée. Toute cette affaire a eu un impact sur sa santé », explique l’avocate Me Clio Papantoleon, justifiant l’absence de sa cliente restée en Allemagne. La Syrienne est interdite d’entrée sur le territoire grec mais les autorités ont affirmé pouvoir faire une exception pour ce procès. « Mais Sarah n’a pas voulu venir à Lesbos, poursuit Me Papantoleon. Elle ne veut pas avoir à faire face à tout ça. »

Truffé d’incohérences

Ce qui est reproché à Sarah Mardini et aux autres reste flou. Le procès s’est d’ailleurs ouvert sur une série d’objections de la part des avocats de la défense, qui ont réclamé l’abandon de toutes les charges, mettant en avant des « incohérences », une « absence de preuves » dans ces différents dossiers qui apparaissent légers. « Ce procès n’est pas digne de votre cour », a lancé l’un d’eux aux juges.

 En Grèce, une justice chaotique pour contrer les arrivées de migrants (1/2)

Illustration de la mauvaise organisation de ce procès, qui se tient pourtant quatre ans après le début des accusations : les documents judiciaires n’ont pas tous été traduits alors même qu’on compte parmi les accusés des Américains, des Danois, des Néo-Zélandais et des Allemands. Certains n’ont pas non plus reçu les documents officiels les appelant à comparaître devant le tribunal. Peu de temps après son début, le procès a été ajourné à vendredi, la présidente de la cour précisant que seules les accusations d’espionnage seraient examinées.

Des accusations qui font rire jaune Sean Binder, l’autre figure de proue des accusés, à la communication bien huilée. « Qu’est-ce qu’on a fait pour être accusés d’être des espions ? On nous reproche d’avoir utilisé des fréquences radios maritimes mais tous les bateaux le font », explique ce nageur-sauveteur allemand de 29 ans, planté avec assurance au milieu de la salle d’audience durant l’une des nombreuses pauses prises par les juges.

En vérité, pense-t-il, ces 24 humanitaires ont été choisis « presque au hasard » par les autorités. « Ils nous ont piochés dans un groupe WhatsApp dédié aux recherches et aux sauvetages en mer. Ce groupe avait été créé par le HCR (Haut-commissariat des Nations unies pour les réfugiés) et comptait plus de 400 membres. »

« Si vraiment nous étions des criminels, nous devrions déjà être en prison »

« Très frustré et en colère », Sean Binder a été bénévole pour ERCI durant 10 mois avant d’être arrêté, en même temps que Sarah Mardini, en 2018. Les missions des deux humanitaires consistaient en des patrouilles le long des côtes, jumelles à la main, à la recherche de bateaux en détresse – « On tendait l’oreille pour entendre d’éventuels cris venus de la mer », précise-t-il -, mais aussi en des interventions au large lorsque la situation le nécessitait et, la majeure partie du temps, en des gestes simples et « des sourires » adressés aux migrants fraîchement débarqués.

Sean Binder, nageur-sauveteur allemand, fait partie des 24 humanitaires accusés notamment de fraude et d'espionnage en Grèce. Il a été bénévole sur l'île de Lesbos en 2018. Crédit : InfoMigrants
Sean Binder, nageur-sauveteur allemand, fait partie des 24 humanitaires accusés notamment de fraude et d’espionnage en Grèce. Il a été bénévole sur l’île de Lesbos en 2018. Crédit : InfoMigrants

Ce sont surtout les opérations de recherche et de sauvetage en mer qui posent problème aux autorités. Sarah Mardini, Sean Binder et les autres seraient-ils des passeurs ayant permis la traversée de migrants depuis la Turquie ? Une seconde enquête, toujours en cours d’instruction, va dans ce sens : elle porte sur des accusations de facilitation d’entrées illégales, blanchiment d’argent et appartenance à une organisation criminelle. Elle fait peser sur ces 24 personnes la menace de peines de prison supplémentaires allant de 10 à 15 ans.

Pour leur défense, tous assurent que ces opérations étaient menées en coordination avec les garde-côtes grecs. Le bureau du HCR abonde : ERCI était bien en contact étroit avec ces derniers. « Les garde-côtes grec ont sauvé des milliers de vies mais ils n’auraient pas pu le faire sans l’aide des organisations (humanitaires). ERCI jouait vraiment un rôle important (à Lesbos) », commente Theodore Alexellis, chargé des relations extérieures pour l’agence onusienne à Mytilène. « Une société civile active, qui n’est pas menacée et qui ne fait pas face à des accusations infondées, est cruciale pour permettre aux gens de recevoir une protection internationale. »

« Si vraiment nous étions des criminels, des passeurs et des espions, comme les autorités le prétendent, alors il y a longtemps que nous devrions être en prison », pointe encore Sean Binder, se moquant du report de ce procès, officiellement débuté en novembre 2021 avant d’être immédiatement ajourné pour cause de vices de procédure.

Farce

Ils sont nombreux à dénoncer une farce ou encore une justice « grotesque », selon les termes d’Amnesty International, dont l’intention serait de dissuader d’autres organisations humanitaires d’aider les migrants et ainsi décourager ces derniers de venir dans le pays.

« Ces inculpations envoient un message clair : soutenir des personnes dans le besoin est un crime », réagit Glykeria Arapi, directrice d’Amnesty International Grèce, présente au procès. « Tout cela a jeté un coup de froid parmi les défenseurs des droits de l’Homme, les activistes et les membres de la société civile. » Présenté comme « la plus grande affaire de criminalisation de la solidarité en Europe » par le Parlement européen, ce procès très médiatisé « pourrait être une blague », ajoute Sean Binder, « s’il n’y avait pas des gens qui mouraient (en mer) pendant ce temps. »

Au large de Lesbos, les opérations sont désormais menées uniquement par les garde-côtes, lesquels sont accusés de pratiquer des refoulements illégaux en repoussant les embarcations vers les eaux turques. Les décès sont réguliers dans cette zone maritime.

Depuis 2018, ERCI n’a plus effectué un seul sauvetage. Toutes les autres activités de l’ONG, brisée par la « mauvaise réputation », ont également cessé. « On faisait partie des rares organisations qui proposaient de l’aide en mer et on commençait à être connus, affirme Panos Moraitis, son fondateur, également sur le banc des accusés. Selon lui, entre janvier 2016 et août 2018, quelque 70 000 migrants ont bénéficié de l’aide d’ERCI, que cela soit en mer, dans la clinique médicale que l’organisation gérait alors à Moria ou dans un camp à Thessalonique où elle développait des programmes éducatifs. Un gâchis « politique », dénonce Panos Moraitis. « Nous avons été visés pour créer de la peur. »